Pour le bien de tous, l’avènement des compétences douces semble inéluctable. Mais qu’entend-on par « soft skills » ? S’enseignent-elles ? Existe-t-il un référentiel commun ? Si personne ne détient la vérité à son sujet, la progression du savoir-être dans le monde du travail rompt avec un passé beaucoup trop « hard ».

Elles sont partout. Dans les déclarations d’intention des grands patrons. Dans les plaquettes programmatiques des écoles de commerce. Dans les « reco » des cabinets de conseil. Au rayon management des librairies. Dans les intitulés des colloques sur le travail de demain. Dans les articles des journalistes. Et bien sûr chez les théoriciens du management. Au-delà l’effet de mode, indéniable, sans les compétences « douces » le monde serait sans doute un peu plus « dur ». Il ressemblerait au monde d’hier, quand l’héritage du taylorisme et le culte de la performance avaient réduit le travail à un ensemble d’indicateurs rigides, et le salarié à une variable comme une autre.

Une impossible définition ?

Les soft skills, tout le monde en parle, mais en établir la définition reste une gageure. Sans doute parce qu’elles échappent à toute forme de théorie. « C’est vrai, concède Antoine Amiel, patron fondateur de Learn Assembly, et membre des Acteurs de la Compétence. On en parle trop souvent de façon abstraite, alors qu’elles concernent surtout des cas particuliers, des individus. Les situations et les contextes sont très différents. » Néanmoins, on peut se fonder sur une première certitude : au classique savoir-faire, s’est ajouté une couche de savoir-être. Une conception à première vue très métaphysique. Pourtant, il faut faire l’effort de la définition. Ne serait-ce que pour écarter ceux qu’Antoine Amiel appelle les « charlatans »des soft skills, qui font leur miel de toute définition inaboutie ; et pour établir l’espace commun sur lequel bâtir une méthode.

Christophe Quesne est le fondateur de l’entreprise de formation Quilotoa, qui utilise depuis trois décennies la médiation par le théâtre dans le monde professionnel. Il est également administrateur des Acteurs de la Compétence et anime avec son comparse Amiel le podcast Objectif Compétence. Se présentant comme un « praticien non-théoricien », il défend une vision robuste des soft skills. Celles-ci, résume-t-il, conjuguent quatre compétences : « 1 : interagir avec les autres (y compris à l’écrit), 2 : se connaître, s’affirmer, savoir choisir, 3 : raisonner, améliorer ses capacités cognitives et 4 : innover, se remettre en question ».

Dans la même veine, le magazine Forbes, fin 2022, établissait une liste de 15 compétences transverses, à partir des travaux de Jérôme Hoarau, Fabrice Mauléon et Julien Bouret, auteurs en 2014 de l’ouvrage Le réflexe soft skills, et du classement des « compétences à posséder » établi par le Forum économique mondial en 2020. Sans surprise, on y trouvait la « résolution des problèmes », la « gestion du stress », et autre « sens du collectif ». En tentant de poser les bases d’un référentiel commun, l’Afnor (association française de normalisation) apporte sa pierre à l’édifice avec ce qu’elle appelle les « 4C » : « Esprit Critique, Créativité, Collaboration, Communication, « priorités éducatives à acquérir ou à améliorer en plus des compétences techniques habituellement transmises dans les établissements scolaires ». L’Union européenne, par le truchement de l’EURES, le portail européen sur la mobilité de l’emploi, a de son côté tenté d’énumérer les compétences non techniques à « renforcer en toute simplicité ». Le « droit à l’erreur » y figure en bonne place.

Une prise de conscience tardive

Mais pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour s’en apercevoir ? Comme souvent, la réponse est pour une part technologique, pour une part politique. Le numérique a très certainement contribué à l’affirmation de soi comme un être digne de reconnaissance. Politiquement, nous avons pris conscience que bien traiter notre environnement et nos semblables relevait de la même logique.

Christophe Quesne le confirme à sa manière : « L’esprit rationnel a longtemps entravé les soft skills. Mais les temps changent ! Nous vivons un moment de rééquilibrage global, où nous acceptons nos émotions ». Les soft skills sont par conséquent une réponse à un impératif civilisationnel. Mais elles répondent aussi à des considérations immédiates, concrètes.

L’homme n’est pas une machine

D’abord, nous avons besoin de réaffirmer la primauté de l’humain sur la machine. Dans un monde où les robots et les intelligences artificielles sont en passe de cohabiter avec nous, pour le pire et pour le meilleur, les compétences transversales ne sont pas réductibles à une addition de 0 et de 1. Les robots remplissent des tâches que nous n’avons plus envie d’accomplir. Comme le professait Michel Serres, « puisque l’ordinateur a libéré de l’espace de stockage dans nos cerveaux, l’homme peut enfin devenir plus intelligent ». Si les intelligences artificielles, de plus en plus, savent comprendre et analyser une situation, il n’en demeure pas moins que l’art de la collaboration et la bienveillance échappent aux artefacts. Les soft skills sont la condition d’une bonne répartition des tâches entre l’Homme et la machine. 

Une nouvelle relation employeur-employé

Ensuite, les organisations sont confrontées à une concurrence nouvelle. Dans tous les secteurs, la « guerre des talents » fait rage. Si nous assistons à un phénomène d’attrition sur le marché des matières premières, il en va de même en ce qui concerne les ressources humaines. Baisse démographique, vieillissement de la population active, nécessité de donner du sens à son travail… Les soft skills sont un élément clé de la marque employeur. Avec l’inversion du rapport de force entre l’employeur et l’employé (au bénéfice de ce dernier), les entreprises gagnantes seront celles qui sauront le mieux offrir un environnement de travail aligné avec les valeurs, en particulier des nouvelles générations. Même un groupe comme LVMH, qui n’a pas vraiment de problème de recrutement, soigne les compétences transverses de ses collaborateurs : « Le programme DARE (Disrupt-Act-Risk-to be an Entrepreneur, ndr) est né de la volonté des RH de promouvoir les talents en interne », souligne Juliette Leconte, animatrice du réseau Open Innovation. « Entreprendre, savoir tomber et se relever, pivoter, tout cela fait partie de l’arsenal des soft skills ». Dans le groupe de luxe, l’innovation, la transformation et le « learning » sont des directions qui reportent directement aux ressources humaines. Pas un hasard. 

Mais cela fonctionne dans les deux sens : côté employé, présenter à son futur employeur un portefeuille de compétences transversales est à ce jour, et sera encore plus demain, un avantage. Non seulement à l’embauche, mais aussi en termes de package salarial. A hard skill équivalent, la balance penchera du côté du candidat possédant un relationnel convaincant, une expérience originale à faire valoir – voire une passion cachée – une bonne capacité d’adaptation. Autant de qualités qui enrichiront l’entreprise de talents jadis déconsidérés. « Nous n’envoyons pas des clones à nos clients », résume Jean-Philippe Teboul, fondateur du cabinet de recrutement Orientation Durable, spécialisé dans l’ESS et l’intérêt général. Ce dernier souligne d’ailleurs la pertinence de séparer formellement, lors du processus de recrutement, hard et soft skills : « Nous avons deux grilles distinctes. Car si on ne tient pas compte des soft skills, en plus des compétences requises, l’employeur risque de se retrouver très vite avec un collaborateur qui déjeune tout seul à la cantine ! » Mais comment évaluer les soft skills sans être intrusif, sans commettre de fautes éthiques ou pire, sans enfreindre le plus élémentaire droit à la vie privée ? « On mesure l’adhésion aux valeurs par des questions ouvertes. Par exemple, dans le cas d’une grosse ONG catholique, il s’agira de faire réagir le candidat sur son ouverture d’esprit, son appétence vis-à-vis du fait religieux. » Mais attention, précise Jean-Philippe Teboul, « l’ennemi du recrutement, c’est le « feeling ». Passée l’étape du CV et de la lettre de motivation, on demandera au candidat de nous parler de ses jobs antérieurs : quelles sont ses meilleures et ses pires expériences professionnelles ? Ses meilleures et ses pires relations avec ses collègues ? Ainsi, on saura déterminer son degré d’adhésion au management collaboratif ».

Bien sûr, ce sont les métiers les plus directement en contact avec le public qui sont concernés au premier chef. Dans le podcast Objectif Compétence, Christophe Quesne rappelle ainsi que « Starbucks recrute principalement sur les soft skills ».

Vers l’entreprise politique

Enfin, et ce n’est pas la moindre des révolutions à l’œuvre, la nature même de l’entreprise est en pleine mutation. En plus du ROI, elle a ajouté une nouvelle corde à son arc : la voici conviée à prendre à sa charge une part de l’intérêt général. « L’entreprise du futur sera politique ou ne sera plus », plaidait le patron de la Maif, Pascal Demurger, dans un ouvrage publié en 2019. Au sein d’un monde « VUCA » (volatile, incertain, complexe, ambigu), chaque organisation a la nécessité (le devoir ?) de comprendre son époque, de s’y adapter et de prendre les bonnes décisions. Et pour cela s’entourer de « têtes bien faites », à tous les étages de sa gouvernance. Plus il y a de compétences transverses, plus l’entreprise a des chances de survivre et de rendre ses collaborateurs épanouis. Qu’elles soient sur un marché B to B ou B to C, ce qui fait souvent la différence, c’est la qualité du service client. La façon dont elle traite, en bien ou en mal, ses parties prenantes, jusqu’au client final. Quand ce n’est pas une qualité naturelle, cela s’apprend.

Enseigner et apprendre les soft skills

Cela peut relever de l’évidence, mais il n’en est rien. Quand on pose la question à Antoine Amiel, celui-ci s’enflamme : « Un débat agite la profession : sont-elles une compétence transférable ? Pour moi, elles DOIVENT l’être. Les carrières changent : on passe d’un métier à l’autre beaucoup plus qu’avant. On a donc besoin de posséder des compétences qui passent aussi d’un métier à l’autre. Amartya Sen a poussé le concept de « capabilité » dans le cadre de la démocratie : il explique que donner le droit de vote à tous ne crée pas les conditions d’un vote éclairé, et qu’il faut donc développer la capabilité de voter. En bien c’est exactement le sujet : promouvoir la capabilité des individus. » 

Une « capabilité » bien distribuée à la naissance dans les familles à fort capital culturel. « Enseigner les soft skills, poursuit Antoine Amiel, permet de corriger les inégalités des compétences implicites ». Mais comment ? Dans le monde professionnel, « le mentorat et le coaching ont fait leurs preuves quand il s’agit d’améliorer ses interactions avec les autres », rappelle-t-il. On peut, à l’âge adulte, corriger ce qui n’a pas été assez travaillé plus jeune. Avec Quilotoa, Christophe Quesne a mis en place une méthode qui a fait ses preuves, via ce qu’il appelle une « pédagogie vécue ». Celle-ci est fondée sur cinq leviers : « Le cerveau, la voix, le corps, l’émotion, et la relation. Certaines personnes ont un charisme naturel, d’autres en sont dépourvues. Ce n’est pas une raison pour ne pas travailler sa vibration, son impact ».

Hélas, ces compétences-là ne sont pas enseignées dès le plus jeune âge. Christophe Quesne est le premier à s’en désoler : « On dit souvent qu’il s’agit d’un apprentissage nouveau. Ça n’a rien de nouveau ! Les pédagogies Montessori et Freinet ont largement plus d’un siècle. Bien qu’elles obtiennent des résultats incroyables, elles ne sont toujours pas déployées à grande échelle en France, en tout cas dans le public. » On aurait pourtant bien besoin, dans un pays si baigné de cartésianisme, de changer le regard que portent les enseignants sur les élèves, de reconnaître toutes les capacités. Et, ce faisant, de recréer un socle commun dans une société de plus en plus archipélisée. « Le but ultime, plaide Christophe Quesne, n’est-il pas d’aller vers une société plus ouverte et bienveillante ? Après tout, nous sommes les mêmes êtres humains d’un bout à l’autre de la planète. »

En attendant que l’Éducation nationale en tant que système s’y atèle (au cas par cas, beaucoup d’enseignants valorisent les soft skills), c’est peut-être d’abord du côté des écoles de commerce que viendra le salut. Existe-t-il des « cours de soft skills » ? Pour Nathalie Hector, Directrice de l’innovation et de la learner experience chez Skema, la réponse est non : « Les soft skills sont partout, aussi bien au sein de tous les cursus que de la vie extra-scolaire : l’engagement associatif, les stages… » Bref, difficile de faire entrer au forceps le savoir-être dans un syllabus. « L’objectif des soft skills, c’est de se réaliser. C’est le résultat d’un processus. D’une certaine manière, on les travaille sans s’en rendre compte. Les soft skills, on s’aperçoit qu’on les a acquises a posteriori. C’est cette maturation qui est passionnante ! »

Au-delà des écoles de commerce, il faut bien sûr aller chercher du côté de la formation continue. Comme on se forme à l’anglais ou au code informatique, il n’est jamais trop tard pour se former à la relation client ou à l’intelligence collective. Un certain nombre d’organismes de formation proposent d’ores et déjà des parcours complets sur les compétences transversales. A destination de publics jeunes éloignés de l’emploi, c’est aussi le cas des « open badges ». Financés par le Fonds Social Européen auprès des missions locales, ces badges numériques portables rassemblent les compétences et expériences gagnées et empilées par un candidat. A la manière des « skills » obtenues dans les jeux vidéo, ils mesurent les progrès réalisés par les demandeurs d’emploi. Et sont consultables par les employeurs, comme un CV en ligne qui comprendrait à la fois des compétences classiques et informelles.

Mais si les soft skills sont désormais requises et reconnues, cela implique de les évaluer. Leur absence doit-elle être sanctionnée ? Doit-on a contrario les récompenser ? « En tant qu’accélératrices de performance, il semble évident de les intégrer dans les indicateurs d’évaluation », assume Juliette Leconte, chez LVMH. « On peut mesurer la capacité d’influence d’un collaborateur au sein d’un réseau élargi. Derrière le mot « soft skills », il y a le mot « soft power » : faire rayonner son service, en interne comme en externe, entraîner les autres, créer de l’enthousiasme… Oui, cela doit être récompensé. »

Les biais des soft skills

Tout progrès génère ses propres externalités négatives. Les griefs ne manquent pas.

« Les soft skills peuvent induire des biais favorisant les gens à l’aise à l’oral, qui se sentent légitimes même s’ils ne le sont pas », admet Antoine Amiel ». Quid des introvertis, ces « émotifs anonymes » qui n’osent pas s’exprimer en public ? Quid de tous les timides Rousseau écrasés par de mondains Voltaire ? 

De même, attention à ne réserver les soft skills qu’aux « cols blanc » : « N’oublions pas la période Covid, rappelle Christophe Quesne. Lorsque l’éboueur, l’aide-soignante, l’agent de sécurité tenaient la société à bout de bras. Eux aussi possèdent des compétences douces ». L’imaginaire collectif est biaisé : quand on pense soft skills, on pense rarement « cols bleus ». Or, d’une part ce sont eux qui sont le plus souvent au contact de la société, surtout en période de crise. D’autre part, les difficultés de recrutement dans les secteurs en tension pourraient être atténuées par le soin porté aux compétences transverses auprès des employés et ouvriers (pour mémoire, selon l’Insee, 67 % des chefs d’entreprise dans l’industrie manufacturière déclaraient en 2022 avoir des difficultés à recruter).

Mais ces dangers-là, pour bien réels, sont répertoriés, donc anticipables. Ce qui l’est moins, c’est qu’avec la généralisation d’une forme d’injonction aux soft skills, on ne parvienne à un effet pire qu’à l’ère du management autoritaire. « Quand vous tombez sur une fiche de poste qui parle de « gestion de l’incertitude », de « gestion de projet complexe » ou « d’adaptabilité à un contexte VUCA »,souligne Antoine Amiel, vous pouvez être sûr qu’il y a un risque de qualité de vie au travail, de source de burn-out. » Christophe Quesne approuve : « Avec les soft skills, parfois, l’entreprise délire. Elle met une pression insupportable sur les salariés, c’en serait presque comique si cela ne créait pas in fine de la souffrance ».

A sa manière, Isabelle Kupecek, directrice de l’expérience client chez Leroy-Merlin, ne dit pas autre chose : « Parfois, les soft skills, c’est trop ! Elles vous poussent à une porosité totale entre la vie privée et la vie professionnelle. Moi je crois à la nécessité d’un sas de décompression. Chez soi, ce n’est pas le travail. »

Dernier grief, et pas des moindres : une survalorisation des compétences douces a toutes les chances de se faire au détriment des « hard skills », surtout dans un contexte où l’Europe, et la France en particulier, sont en voie de réindustrialisation. On ne réindustrialise pas un pays sans compétences techniques solides. Quand on manque d’ingénieurs, de data scientists, d’ouvriers spécialisés, l’urgence est à la revalorisation d’un « geste métier » qu’on a bien trop oublié. 

Ce n’est qu’un début

A considérer qu’on sache déjouer ces pièges, le bon alliage entre compétences douces et compétences techniques représente sans conteste l’avenir du travail. Surtout à l’heure où l’on ne s’est jamais posé autant de questions sur le sens du travail. Les soft skills tombent à point nommé : elles rendent service aux organisations et aux individus qui les composent. Mais rien n’ira de soi. Comme aime à le rappeler Arantxa Balson, ancienne directrice Talent & Culture du groupe Accor, elles impliquent une véritable « transformation culturelle ». Depuis les directions exécutives jusqu’où managers de terrain, en passant évidemment par les acteurs de la formation, cette transformation, pour ne pas dire cette révolution culturelle, devra se faire d’un bout à l’autre de la chaîne, sans retenue ni préjugés. Quand les règles du jeu changent, chacun doit être convaincu qu’il en bénéficiera. En 2013, la philosophe Anne Dufourmantelle publiait un petit essai au titre roboratif : La puissance de la douceur. L’oxymore était prophétique : demain, ce qui est doux sera puissant. La révolution soft skills ne fait que commencer.

Les Acteurs de la Compétence